Lettres de M.Briand (Janvier 1920)

Lettre au juge de Paix du Canton de Gouarec

Aux Armées, le Janvier 1920

Monsieur le Capitaine Briand commandant la 4e Compagnie du 7e Régiment de Génie à Monsieur le Juge de Paix du Canton de Gouarec.

Un de mes anciens soldats, Monsieur Collet de Mellionnec, m'écrit que Madame Laurent François, dont le mari a été fusillé en 1914 se trouve dans une situation très misérable et que la pitié que vous en éprouvez vous conduit à vous occuper de son malheureux sort.

J'ai demandé au Capitaine Rapporteur du Conseil de Guerre, si un Jugement rendu par un tribunal militaire était susceptible de révision. Il m'a répondu que c'était possible, qu'il y en avait quelques exemples et qu'il suffisait d''adresser la demande justifiée au Ministère de la Guerre, sous secrétariat d'Etat à la justice militaire.

C'est pourquoi, je me permets de vous déranger en vous apportant mon témoignage relatif à l'affaire Laurent François pour que vous l'utilisiez dans l'intérêt de la Justice, suivant le but charitable que vous vous proposez.

Laurent François était soldat à la 22e Compagnie du 247e RI. Il fut blessé à la main au cours d'une vive fusillade la nuit du 1er (ou du 2) Octobre 1914.

On me rendit compte de sa blessure. Il vint à mon poste et lui fis dire d'aller au poste de secours. La Compagnie occupait des éléments de tranchée à la côte 158, à proximité de Souain.

Quelques semaines plus tard, j'appris que Laurent avait été fusillé. Je m'y attendais si peu qu'a une demande de renseignement à son sujet, je répondis d'abord : « Ce n'est pas le Laurent de ma compagnie, lequel a été blessé. »

Voilà tout ce que je sais; aussi lorsqu'on m'a parlé d'abord de cette affaire, j'ai répondu; aucune enquête n'a été faire à la Cie. Je n'ai porté aucune plainte, aucune punition. Je ne sais rien
Mais ai-je le droit de me désinteresser ?

Laurent appartenait à ma compagnie.
Je n'ai pas eu le temps de bien le connaitre. Mais je sais qu'il était réputé dévoué, et , qu'avec son camarade Collet, un vrai brave, il s'était vaillament battu. Pourquoi a-t-il été condamné ? Est-ce pour mutilation volontaire ? Est-ce pour abandon de poste ?

Je ne sais même pas le motif d'accusation. Si c'est pour mutilation volontaire, il y a eu examen du médecin. Mais qui sait si un voisin maladroit et peureux, tirant à la Turque n'aurait pu le blesser ?

J'ai vu un soldat - un seul - qui se rassassait au fond de la tranchée. Fourrait sa tête en terre, et élevait seulement les bras pour tirer dans la busse, jusqu'au moment où quelqu'un intervenait rigoureusement.

Profiter de la nuit et de la fusillade pour se mutiler, est une idée qui ne pouvait venir à un homme simple comme Laurent et dont l'exécution eut demandé un sang froid au-dessus de ma compéhension.

A t-il été poursuivi pour abandon de Poste ? Je l'ai autorisé à se rendre au poste de secours. Reste à savoir si après son départ de la Compagnie Laurent n'a pas faibli, s'il a reçu l'ordre de revenir et ne l'a pas exécuté, s'il n'a pas aggravé sa blessure, s'il n'a pas suivi des fuyards. Il ne savait pas le Français, ou tout juste quelques mots. Que pouvait-il autrement que de se laisser guider ?

Au cours de l'audience, a-t-il su se défendre ? A-t-t-il pensé à demander un interprête breton, et y en avait-il ?

Je vous soumets les renseignements et vous fais part de mes scrupules.

Je vous autorise à faire de ma lettre l'usage que vous jugerez convenable.
Et je vous prie d'agréer, Monsieur le Juge de paix, l'expression de ma parfaite considération.

Capitaine Briand à la 4e Compagnie du 7e Génie. Secteur postal 154.

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